Huit Heures à Berlin
Scénariste : José-Louis Bocquet
Scénariste : Jean-Luc Fromental
Dessinateur : Antoine Aubin
Editeur: Dargaud
Dans l'Oural, au coeur de l'Empire soviétique, une mission archéologique découvre sept cercueils. À l'intérieur, des cadavres dont la peau du visage a été arrachée.
Au même moment, à Berlin, un homme se fait tirer dessus alors qu'il franchit le Mur coupant la ville en deux. Avant de succomber, il réussit à prononcer un mot étrange : Doppelgänger.
A priori, aucun rapport entre ces deux événements.
Mais en réalité, il existe bien un lien entre la macabre découverte et le transfuge abattu. Ce lien porte un nom : Julius Kranz, un chirurgien est-allemand spécialiste des manipulations électro-chirurgicales sur le cerveau humain.
L'un après l'autre, Mortimer et Blake vont croiser la route de ce scientifique machiavélique. Ils auront la désagréable surprise de retrouver à ses côtés un aventurier sans scrupules, qui prépare la plus grande mystification de l'histoire de l'humanité...
Antoine Aubin met son trait éminemment « jacobsien » au service du scénario original de José-Louis Bocquet et Jean-Luc Fromental, qui conjugue la grande aventure, les brouillards de l'espionnage, les dérives de la science et les ressorts cachés de l'Histoire."
L'avis de Félix
Voici enfin l'album tant attendu par les amateurs de la série Blake et Mortimer.
L'attente fut longue, très longue même: le lancement du projet était déjà annoncé en 2015, et il aura fallu 7 ans pour le finaliser. Mais ce temps étendu a été judicieusement exploité par les auteurs, en particulier par le dessinateur Antoine Aubin, pour en faire un album remarquable, à mon avis une des meilleures adaptations de la série d'Edgar P. Jacobs depuis bien longtemps.
Pour rappel, Edgar P. Jacobs a écrit et dessiné les 12 premiers albums de la série (pour être complet, il a en fait dessiné 10 albums car Le Secret de l'Espadon est paru initialement en 2 tomes avant d'être découpé en 3 tomes pour la réédition de la série dans les années '80), et c'est Bob De Moor qui a dessiné le dernier album, le tome 2 des Trois Formules du professeur Satō paru en 1990, après le décès d'Edgar P. Jacobs en 1987).
Depuis la reprise de la série par différents auteurs en 1996, 16 tomes ont déjà été publiés (sans compter les quatre hors-série).
Deux équipes de scénaristes et dessinateurs travaillent en parallèle sur la série pour assurer une production régulière, si bien que plusieurs albums initiés après Huit Heures à Berlin ont été publiés plus rapidement que celui-ci.
L'album porte donc finalement le numéro 29, selon son ordre de parution dans la série.
Les Éditions Blake et Mortimer (filiale du Groupe Dargaud) ont laissé à Aubin tout le temps nécessaire pour fignoler un travail tout à fait remarquable, le dessinateur tenant beaucoup à travailler seul sur cet album.
Il avait déjà dessiné le tome 2 de La Malédiction des Trente Deniers (La Porte d'Orphée, paru en 2010) et le tome 1 de Septimus (L'Onde Septimus, paru en 2013), en collaboration avec Étienne Schréder pour ce dernier.
C'est par contre une première intervention dans la série pour les scénaristes José-Louis Bocquet et Jean-Luc Fromental, auteurs déjà complices par ailleurs et amis de longue date.
Ils nous servent ici un pur récit d'espionnage pendant la guerre froide, reprenant très peu d'éléments de science fiction, dans un récit palpitant basé sur une solide documentation qui ancre bien le récit dans son époque.
Ainsi, si on n'a pas la chance de retrouver les engins volants fantastiques chers à Edgar P. Jacobs, une pléthore de véhicules d'époque parfaitement identifiables transportent les personnages à travers l'Europe.
Les lecteurs attentifs identifieront quelques subtiles références à Tintin, comme la scène de la voiture tombant dans le lac Léman (case 6 de la page 17) reprise à l'identique de L'Affaire Tournesol, mis à part le modèle de la voiture.
On retrouve aussi quelques éléments un peu décalés, comme la présence de Barrett, le nouveau majordome en habit qui sert Blake et Mortimer dans leur appartement londonien (le 99bis Park Lane repris de La Marque Jaune), voire humoristiques comme la réplique de Mortimer "Qui osera prétendre que la discrétion des agents secrets est un mythe ?" qui répond subtilement à celle de Blake "Qui osera prétendre que la distraction des savants est un mythe ?" à la planche précédente, ou le pseudonyme Lawrence White utilisé par Francis Blake.
On peut aussi apercevoir quelques courbes féminines sensuelles (dans une seule case, point trop n'en faut) et une courte scène avec Mortimer en sous-vêtement... Si c'est tout à fait courant de nos jours, voilà une liberté qu'Edgar P. Jacobs n'avait pas pour ses planches publiées à l'époque dans le Journal Tintin.
A part cela, le dessin est parfaitement fidèle au style graphique d'Edgar P. Jacobs. Les décors et les véhicules sont finement travaillés sur base de photos d'époque (avec des bâtiments parfois déplacés à bon escient comme l'Université de Moscou qui sert de modèle au sanatorium d'Arkaïm), les personnages sont fidèlement répliqués, même Blake qui est particulièrement complexe à reproduire pour d'autres dessinateurs de la série.
Et Antoine Aubin est vraiment le maître du découpage et de la mise en scène : découpant les planches en 3 ou 4 bandes avec certaines cases subdivisées en 2, comme le faisait Edgar P. Jacobs, il alterne des perspectives variées et toujours cohérentes qui soutiennent à merveille le rythme du récit. Une mention spéciale pour les jeux d'ombre et les reflets (notamment les reflets des voitures sur le bitume mouillé) qui sont impressionnants de réalisme.
Avec un scénario palpitant et solidement documenté, et un dessin magnifique à tous points de vue, voici donc un album qui ravira sans aucun doute les fans de la série, surtout ceux que certains des précédents épisodes ont laissé sur leur faim.
Ce sera en tout cas mon coup de cœur de l'année 2022.