Interview Druillet – de la BD au neuvième Art, quarante ans de combat

Interview Druillet
S’il a cette humilité face aux « anciens » tels que Hergé, Franquin et Tillieux, Philippe Druillet est un monolithe, un monument, chef de file de cette deuxième génération née de Pilote et de Métal Hurlant. Il est de ceux qui ont entraîné la BD dans les galeries et les expos. Druillet est un précurseur qui s’est rapidement senti à l’étroit dans les cases de BD pour transposer son graphisme en peinture, sculpture, décors pour le cinéma, la télévision et le théâtre, cd-roms et même certains artefacts de la vie quotidienne.

Shesivan : La BD dans les salles de vente, les galeries, les salons et foires. A-t-elle enfin atteint ses lettres de noblesse, le 9ème art en tant qu’art majeur.

Philippe Druillet : Ma réponse va être très cruelle et forte ! La BD a toujours été dans le neuvième art mais il a fallut quarante ans de combat pour faire comprendre au monde artistique qu’il y avait des gens de talent dans ce métier ! Je n’oublierai jamais un discours de Philippe Douste-Blazy (ministre de la culture français de 95 à 97) qui disait en parlant de Franquin, de Hergé, de Tillieux et de l’école française : « Non seulement ces gens ont bercé notre enfance mais ensuite nous nous sommes aperçus que c’était de grands artistes »
Les Belges ont compris quelles étaient leurs racines par rapport à la BD, contrairement à la France où elle était considérée comme une sous-littérature, pour les enfants, méprisée. Il a fallut des expos comme celle-ci, il a fallut que moi, homme de BD avant tout mais voulant aller plus avant, je passe dans les galeries d’art contemporain dans les années 80, que je fasse de la peinture, de la sculpture pour faire comprendre !
Quarante ans de combat !
Maintenant on se rend compte qu’il y a du talent, des gens forts ! Maintenant les amateurs de BD se disent qu’ils ont grandi, ils ont mis un peu de sous et ils ont envie d’avoir un original au mur !
Moi, j’ai eu très vite des collectionneurs d’art contemporain qui me disaient : « Une planche à toi en dehors de l’album, on la met au mur et elle tient la route ! «. C’est parce que je suis un graphiste, je suis pictural !
C’est un combat culturel, beaucoup plus en France qu’en Belgique je le répète. En France on ne te parle que de littérature, de Proust, même au cinéma les metteurs en scène ne peuvent faire de la SF, ils font des films de cocu et de placard ! Mais je m’égare…
Ce qui est important, comme c’est un marché nouveau, il faut le calmer. Il y a des investisseurs qui arrivent, il y a un emballement, au lieu que les galeries, les salles de vente se tiennent la main ils se tirent la bourre… C’est normal, c’est la mise en place de quelque chose qui va prendre une dizaine d’années…
Nous avons réussi, des artistes comme Bilal, Moebius, Tardi et moi,  nous nous sommes battus ! La reconnaissance est enfin là mais je le répète à partir d’un véritable combat !
Quand j’ai fais Salammbô, actuellement réédité chez Drugstore, j’avais lu Gustave Flaubert à l’époque. A présent, si vous saviez le nombre de gamins qui me disent qu’ils ont lu le roman, alors qu’avant  ils ne lisaient pas et ils ont pris le même pied qu’avec mon album !
J’ai été invité au musée du Louvres pour une conférence sur Flaubert et Salammbô par la BD !
Hergé au niveau des salles des ventes, est notre premier porteur ! La BD franco-belge c’est un sacré putain de mariage. Nous savons tout ce que nous devons à l’école belge !



Shesivan : N’empêche c’est l’école française qui a créé la deuxième génération…

Philippe Druillet : C’est l’école des Pilote et de Métal Hurlant. Avec Métal Hurlant, on a fait la bombe atomique de la BD ! On pensait qu'après il n’y avait plus de futur, qu’on avait tout écrasé sur notre passage mais c’est un métier ou le renouvellement et la vie est permanente, il y a cette nouvelle génération, les Sfarr, Blutch… Il y a sans cesse de l’innovation. Il y a aussi l’apparition des écrivains graphistes ! LA BD est un art vivant !
Il y a un avant Druillet et un après Druillet de par ma mise en page, l’explosion des cases ! Je venais d’un monde de littérature, de cinéma, BD, de culture, de peinture et pour moi une double page de BD est comme un écran de cinéma. Je l’ouvre et ensuite je fais un découpage, moi qui suis un fou d’Hergé.
L’école belge et française est très très liée, c’est un mélange. Hergé c’est la tradition du Nord, les peintures flamandes du 14 et 15 ème et 16ème siècle. Entre Breughel et Hergé il y a une main tendue, c’est la même chose, la même histoire la précision, la beauté du détail, la lumière et moi j’ai été nourri de cela. J’ai bien connu Hergé, je devais faire un échange avec lui mais je n’ai pas osé… Je ne peux pas passer deux ans sans relire mes Tintin, cela m’est nécessaire, indispensable...



Shesivan : Il y a eu plus de 5000 BD publiées en 2010 ; la quantité a-t-elle remplacé la qualité ?

Philippe Druillet : Le problème est qu’il y a eu une grosse demande, il y a déjà eu cette crise dans les années 86-87 où les éditeurs sortaient 15 à 20 nouveautés par mois. Les libraires comme les grandes surfaces étaient submergées et ensuite sont arrivés les mangas, qui ne sont pas absolument pas tous méprisables et aussi l’arrivée des jeux vidéo et les émissions télés pour les mômes. Ces derniers ont remplacé les journaux BD qu’on achetait le mercredi et il y a eu un effondrement des ventes. Après le marché reprend.
Actuellement il est vrai qu’il y a beaucoup qui a été fait au niveau de la qualité, les albums deviennent de plus en plus beaux, de meilleure qualité. Il y a encore l’album souple, le cartonné classique mais aussi de plus en plus de beaux objets. Et cela fait plaisir aux collectionneurs de BD.
Ce qu’a fait Drugstore pour moi pour mes derniers albums, c’est absolument magnifique ! Nous avons de plus en plus d’objets d’édition d’une immense qualité.
La BD est entrée dans la bibliophilie !
Encore une fois c’est comme les impressionnistes qui ont dû se battre contre les pompiers pour s’imposer, la BD est un combat, un art…


Shesivan : Vous évoquez souvent les impressionnistes alors que vos styles diffèrent ?

Philippe Druillet : Ce sont les couleurs qui m’intéressent ! Dans les Monet, Manet, Degas, c’est la couleur !
Je suis fils de concierge, j’ai dû me battre quand j’étais môme pour survivre, j’aurais pu faire sportif, boxeur ou cycliste mais j’ai fait un tas de boulots mais je savais qu’un jour la BD serait un art majeur. Je l’avais compris très tôt en lisant les anciens et surtout quand Jean-Claude Forrest à fait Barbarella, un de mes amis et le premier qui a eu un film d’après sa BD. Vadim, Fonda ce n’est pas n’importe qui ! C’était les années soixante, la période Losfeld et mon premier album « Le Mystère des abîmes », mon « Tintin au pays des soviets », c'est-à-dire l’album malhabile du gamin qui essaie de… Après il se construit, il grandit, il établit son boulot… Voilà quoi !
C’est une affaire de générosité tout ça et d’y croire ! Je fais de l’image de synthèse, j’ai fait les décors des Rois Maudits, d’une pièce de théâtre qui est montée à Paris. Je suis multiculture ! Quand l’image de synthèse est arrivée, tout comme la 3 D, personne n’y croyait mais je me suis dit que c’était un art nouveau pour le cinéma. Il faut toujours être à l’affût, à la recherche de nouveauté, un artiste ne doit jamais s’endormir.
Dans le cinéma on est dans la période de l’esbroufe technique, la période de maturité va arriver, exactement ce qui se passe dans le marché de la BD actuellement. C’est l’explosion, il y a une demande, il y a des collectionneurs mais maintenant il va falloir calmer le marché, l’équilibrer et il durera…



Shesivan : Vous vous remettez à la BD ?

Philippe Druillet : Je termine Délirius 2. Il y a aussi eu cette intégrale de Salammbô chez Drugstore avec Salammbô – Les Portraits et Salammbô – Les Nus. Je vais m’attaquer à un monstre, je vais faire l’enfer de Dante !



Shesivan : Et le numérique, qu’en pensez-vous ?

Philippe Druillet : Moi j’en fais quand je fais de la télé, je l’ai fait pour les Rois Maudits, pour la série Excalibur ( en 3 D). Je travaille avec une équipe parce que je n’ai pas les moyens de me payer des bécanes ultraperformantes. Je travaille de manière très classique, ancestrale, sur les mises en couleur des BD, je rajoute de temps en temps un peu de Photoshop mais je garde la main !
Beaucoup de gamins de BD travaillent sur ordi, ils ont raison mais en même temps ils se disent que faire si je veux faire une exposition ? Qu’est-ce que je vais exposer ? Rien !
C’est compliqué pour eux parce que nous sommes tous profondément attachés à ce qui est le toucher et le regarder.
Toutes ces techniques modernes sont des techniques intelligentes mais qui ne fonctionnent qu’avec l’intelligence humaine. L’ordinateur est un instrument de travail. Il ne faut pas refuser tout ce que le monde moderne nous propose. L’artiste doit être medium et pressentir le monde dans lequel il vit et son avenir.

Vous êtes devenu immortel ?
Ouais… Ch’ai pas ! (rires)

Shesivan

http://www.druillet.com/

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